Le Prix Goncourt 2015 : « Boussole », un hommage dense et vibrant à la culture orientale

Il s’agit du dixième roman d’un auteur discret, déjà récompensé en 2010 par le Prix Goncourt des Lycéens pour Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants ; un dixième ouvrage qui se fait mi-roman mi-essai et convoque tout à la fois la langue sublime d’un grand romancier, et l’exceptionnelle érudition d’un orientaliste hors pair.

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Boussole, le dernier roman de Mathias Enard, a reçu le Prix Goncourt 2015.

 

C’est dans une longue insomnie viennoise, celle du musicologue Franz Ritter, que nous embarque le récit de Mathias Enard. Gravement malade, le narrateur et personnage principal revient sur ses voyages d’universitaire, d’Istanbul à Téhéran, en passant par Damas et Palmyre, sur son amour absolu et contrarié pour l’insaisissable Sarah, sur ses errances intellectuelles, et sur sa fascination vibrante pour la civilisation orientale. Porté par une écriture ambitieuse et un style lumineux, nous ne pouvons nous empêcher de voir dans ce long voyage un hommage des plus émouvants à une culture aujourd’hui en sursis. A ce titre, les nombreuses descriptions des villes animées et du désert syriens nous rappellent à une autre vision de l’Orient, loin de l’épreuve de la violence et du poids des conflits.

 

Et puis Boussole, c’est aussi la force d’un récit qui n’est pas qu’une simple ode à l’Orient. Car c’est bien une redécouverte résolument humaniste que se propose de faire l’auteur, grâce à un personnage qui convoque et interroge toujours le lien entre Occident et Orient. En effet, derrière les très nombreuses références qui parcourent le texte, le lecteur redécouvre la passion qu’ont nourri musiciens, poètes, et écrivains européens pour ce lieu d’inspiration intarissable. Si la densité et la complexité de nombreux passages peuvent freiner et inhiber la lecture, l’épreuve du voyage, qui se couple aussi à l’expérience d’une altérité parfois douloureuse, mais toujours touchante, l’emportent et confèrent à Boussole l’essence des grands romans.

 

Le souvenir ému et nostalgique de la nuit passée par le narrateur avec Sarah dans le désert de Palmyre illustre bien la force d’une écriture où les merveilles du voyage rejoignent en silence le bonheur maladroit d’un amoureux transi :

 

Les voix commençaient à être vaincues par le vin, le froid et la fatigue ; nous avons installé nos lits de fortune à même le rocher du parvis. Julie et François-Marie d’un côté, Sarah et moi de l’autre – Bilger et sa bouteille avaient préféré (sans doute plus malins que nous) se réfugier dans la voiture, garée quelques mètres en contrebas ; nous les avons retrouvés au petit matin, Bilger assis sur le siège du conducteur, le visage écrasé contre la vitre couverte de buée, et la bouteille vide coincée dans le volant, pointant son goulot accusateur vers la figure de l’archéologue endormi.

 

Deux couvertures dessus, deux dessous, voilà notre couche palmyréenne ; Sarah s’était roulée en boule contre moi, le dos près de mon ventre. Elle m’avait demandé gentiment si cela ne me dérangeait pas : j’avais essayé de ne pas laisser paraître mon enthousiasme, non bien sûr, nullement, et je bénissais la vie nomade – ses cheveux sentaient l’ambre et le feu de bois ; je n’osais pas bouger, de peur de troubler sa respiration, dont le rythme m’envahissait ; j’essayais d’inspirer comme elle, adagio d’abord, puis largo ; j’avais auprès de ma poitrine la longue courbure de son dos, barrée par le soutien-gorge, dont je sentais l’agrafe contre mon bras replié ; elle avait froid aux jambes et les avait un peu entortillées dans les miennes – le nylon était doux et électrique à la fois contre mes mollets. Mes genoux dans le creux des siens, il ne fallait pas que je pense trop à cette proximité, ce qui était bien sûr impossible : un désir immense, que je réussissais à étouffer, me consumait malgré tout, en silence. L’intimité de cette position était à la fois chaste et érotique, à l’image de l’Orient lui-même, et avant d’enfouir pour quelques heures mes paupières dans ses boucles, j’ai jeté un dernier regard, au-delà de la laine bleue, vers le ciel de Palmyre, pour le remercier d’être si inhospitalier.

 

Le réveil fut cocasse ; les voix des premiers touristes nous secouèrent juste avant l’aube – ils étaient souabes et leur dialecte chantant n’avait rien à faire à Palmyre. Avant de repousser la couverture sous laquelle nous grelottions, enlacés comme des perdus, je rêvais que m’éveillais dans une auberge près de Stuttgart : totalement désorienté, j’ouvris les yeux sur un groupe de chaussure de randonnée, de grosses chaussettes, de jambes, certaines velues, d’autres non, surmontées de shorts couleur sable. Je suppose que ces bonnes gens devaient être aussi embarrassées que nous ; ils voulaient profiter du lever du soleil sur les ruines et tombaient au milieu d’un campement d’orientalistes. J’ai été pris d’une honte terrible ; j’ai rabattu immédiatement le tissu sur nos têtes, dans un réflexe idiot, ce qui était encore plus ridicule. Sarah s’était réveillée elle aussi et pouffait de rire ; arrête, chuchotait-elle, ils vont s’imaginer qu’on est nus là-dessous – les Allemands devaient deviner nos corps sous les couvertures et entendre nos messes basses ; il est hors de question que je sorte d’ici, j’ai murmuré.

 

Ce que nous avons préféré :

– L’univers et l’intrigue : 9/10

– Les personnages : 9,5/10

– Le style : 10/10

 

Où lire (ou ne pas lire) ce livre : à lire dans un endroit confortable et calme, pour ne pas se laisser perturber.

 

Quand lire (ou ne pas lire) ce livre : en raison de sa densité et de ses thèmes, c’est un roman parfait pour une lecture de voyage, ou, plus simplement, pour réchauffer les longues soirées d’hiver.

 

Pour accompagner votre lecture : rien de tel qu’un thé à la menthe et quelques financiers aux amandes et à la pistache, pour rappeler les saveurs simples et inspirantes de l’Orient.

 

A qui prêter / offrir (ou pas) ce livre : à un ami voyageur et nostalgique.

 

Bonnes lectures à tous !

 

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A propos de Cecilia Sanchez 290 Articles
Chargée de communication et rédactrice chez Booknode

1 Comment

  1. Paragraphe 2, « à ce titre » prend un accent. Oui, je sais, c’est une majuscule, mais justement. Et pour les incrédules :
    https://www.druide.com/enquetes/faut-il-accentuer-les-majuscules-et-les-capitales
    De plus, « du désert syrien » est un singulier, donc pas de « s » final à « syrien ».

    Paragraphe 3, « la passion qu’ont nourrie » : le COD est avant le verbe, « nourrie » prend un « e ».

    Que le modérateur pense à effacer ce message…

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