Rentrée littéraire d’hiver : La vie de fan vue par Isabelle Coudrier dans « Babybatch »

 

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Babybatch, le dernier roman d’Isabelle Coudrier, est paru le 7 janvier aux éditions du Seuil.

Qui n’a jamais connu l’obsession parfois si frustrante d’être un fan de ? La fièvre avant chaque concert d’un chanteur porté aux nues, les jambes flageolantes après l’avant-première d’un film où sera présent le plus beau des acteurs, les cris hystériques qui s’échappent des bouches des admirateurs transis ?

 

Nous évoquions la semaine dernière avec vous le phénomène Sherlockce héros littéraire presque devenu indissociable de l’acteur qui l’interprète aujourd’hui à l’écran : Benedict Cumberbatch. Le succès phénoménal et international de la série est allé de pair avec une « Cumberbatch mania » sans précédent, qui a touché essentiellement des jeunes, mais s’est étendue aussi à des générations plus âgées, constituées d’ailleurs aussi bien de femmes que d’hommes.

 

C’est le sujet qu’a choisi d’aborder Isabelle Coudrier dans son dernier roman, Babybatch, paru le 7 janvier aux éditions du Seuil. L’écrivain y raconte l’admiration de Dominique, jeune adolescente de quinze ans, pour Benedict Cumberbatch. Tantôt drôle, tantôt mélancolique, le livre retrace avec une justesse implacable le mécanisme de l’addiction progressive et pernicieuse que l’on éprouve parfois à l’égard d’une célébrité. L’efficacité de l’écriture est d’ailleurs d’autant plus palpable qu’on se surprend assez souvent à sourire pendant la lecture, en se rappelant les émois si forts suscités par quelque star ayant bercé nos quinze ans, et depuis tombée dans l’oubli.

 

Le fantasme, la compulsion avortée, l’isolement social, la solitude, l’incompréhension, mais aussi la sensibilité extrême, l’adrénaline d’un instant, l’attente qui ne finit jamais, la peur du débordement, la lucidité en sourdine, et la satisfaction souvent éphémère, voilà la palette d’émotions extrêmes que se propose de visiter le narrateur à travers le personnage de Dominique. Omniprésents, ces sentiments aussi variés qu’ambivalents rythment la passion de la jeune fille, et déterminent aussi la façon qu’elle a d’accueillir les événements qui adviennent pendant son année scolaire. Ainsi, l’admiration aveugle qui se présente comme une menace latente est aussi perçue comme une étape nécessaire de la construction de Dominique. Mais lorsque l’on devient successivement moins sociable, plus distrait et davantage mélancolique, jusqu’où peut-on aller sans se laisser doucement écraser par la machine fanatique ? En confrontant désir de réalité et alimentation du fantasme, Babybatch se fait le reflet de nos obsessions actuelles et dépeint une société où l’hyperconnectivité au virtuel, aussi merveilleuse que cruelle et aliénante, nous ouvre au monde rêvé de nos idoles en même temps qu’elle nous enferme dans une chimère inexorable.

 

Enfin, l’écriture d’Isabelle Coudrier éclaire le propos, faisant montre d’une juste sobriété, d’un sens de l’analyse fin et documenté qui ne sombre jamais dans un monologue agaçant, et d’une éloquence bien placée qui porte le lecteur vers une fin de roman comme on les aime, inattendue, théâtrale, et saisissante. A l’image de cet extrait situé en fin de roman, et dans lequel le narrateur interroge l’hystérie absurde des fans, en rappelant combien ce comportement, loin d’être symptomatique d’une époque, est plutôt caractéristique des premières passions adolescentes, et meurt une fois son époque passée :

 

Le ciel était bleu, mais avec de gros nuages pommelés qui filaient vers l’ouest, dans un assaut de blanche cavalerie intrépide. Dominique marchait, du même élan que les nuages et comme portée par le feu de Babybatch, sésame irréductible de son cœur battant, hymne et prière incandescente au prince du Danemark. Effacée la vie d’avant, il n’en restait plus rien. Un souffle de vent dégagea l’esplanade, et les nuages immenses se ruaient comme une armée dans le ciel de Londres. Dominique n’avait jamais vu Hamlet, mais elle avait lu la pièce dans une édition bilingue, appris les mots anglais par cœur, avec leur traduction, autant qu’elle avait pu, et elle espérait que cela lui permettrait de suivre la représentation, elle espérait que rien ne lui échapperait, pas la moindre inflexion, pas la moindre accentuation du texte par l’acteur. De nombreux journalistes anglais avaient insisté sur le fait que le Hamlet de Benedict Cumberbatch allait sans doute conduire au théâtre toutes sortes de gens qui n’avaient pas l’habitude de s’y rendre. Que Benedict Cumberbatch allait faire connaître Hamlet à un plus large public. Tout le monde ou presque aurait envie de voir Sherlock devenir Hamlet sous ses yeux, tout le monde ou presque voudrait voir l’idole des jeunes filles devenir un grand interprète shakespearien. Dominique devinait que, lorsque les journalistes parlaient d’un plus large public, ils entendaient par là un public populaire, des gens qui ne mettaient jamais les pieds au théâtre, comme elle. Parmi les spectateurs, il y aurait sans doute les mêmes filles qui hurlaient dans les aéroports à l’arrivée de Benedict Cumberbatch ou près des tapis rouges aux soirs des avant-premières. Le peuple infâme des femmes, le chœur incandescent des cumberbitches. Dominique se demandait seulement si les filles se tiendraient tranquilles pendant les trois heures que durerait la représentation, si elles pourraient se retenir de hurler en voyant Benedict Cumberbatch sur scène, si tout simplement elles le laisseraient jouer Hamlet. Elle avait lu que les Beatles avaient cessé de donner des concerts parce qu’ils ne supportaient plus de ne pas entendre ce qu’ils jouaient. Elle avait vu aussi sur Internet de vieilles archives en noir et blanc, des films des années 1960 où l’on voyait les Rolling Stones s’enfuir pour échapper aux hordes de fans après des concerts qu’ils n’arrivaient à prolonger plus d’un quart d’heure. Peut-être Hamlet était-il moins susceptible de déclencher la transe des fans que « Jumpin’ Jack Flash » ou « Gimme Shelter ». Dominique les avait écoutés sur YouTube et ils lui paraissaient des hymnes si fabuleux qu’elle les avait repassés plusieurs fois. Elle trouvait d’ailleurs que Mick Jagger bougeait un peu comme Benedict Cumberbatch, mais ne fallait-il pas dire plutôt que Benedict Cumberbatch bougeait un peu comme Mick Jagger ? Comment était-il possible que ce dernier fût devenu su vieux, si vieux que ça semblait fou ? Et elle n’aimait pas le visage qu’il avait maintenant quand elle le voyait à la télé, à l’occasion d’un énième concert des Rolling Stones, tandis que les journalistes se demandaient, comme depuis vingt ans déjà, si le plus grand groupe de rock’n’roll cesserait un jour de jouer ou bien s’ils iraient comme ça jusqu’à la mort, la leur et celle de leurs fans. Dominique trouvait que Benedict Cumberbatch était nettement moins sulfureux que Mick Jagger ne l’avait été dans sa jeunesse. Elle avait demandé à sa mère si elle connaissait Mick Jagger et Charlotte avait souri. Qui ne connaissait pas Mick Jagger ? Dominique avait ajouté qu’elle trouvait Benedict Cumberbatch plus beau que Mick Jagger, et sa mère avait haussé les épaules.

 

« Ecoute, il n’y a rien ni personne de plus beau que Mick Jagger entre vingt et trente ans, avait-elle répondu. Ma propre mère aurait donné tous les Adonis et les dieux grecs pour Mick Jagger, et moi aussi, en fait. » 

 

[…] Dominique regarda sa mère avec étonnement, peut-être avait-elle aimé Mick Jagger autrefois, comme elle-même aimait Benedict Cumberbatch aujourd’hui. Peut-être la folie des femmes était-elle héréditaire ?

 

"The Imitation Game" Premiere - Red Carpet - 2014 Toronto International Film Festival
Benedict Cumberbatch et certaines de ses « cumberladies » comblées de le voir après une attente sans doute interminable.

 

Ce que nous avons préféré :

-L’univers et l’intrigue : 8/10

– Les personnages : 7.5/10

– Le style : 8/10

 

Où lire (ou ne pas lire) ce livre : A lire dans une chambre d’adolescent(e), si possible la vôtre, pour vous rappeler encore le parfum de vos obsessions de jeunesse. Si vous avez gardé vos posters dont vous retapissiez les murs entre vos 12 et vos 16 ans, c’est encore mieux. Sachez que personne ne vous jugera.

 

Quand lire (ou ne pas lire) ce livre : Un weekend entre deux épisodes de Sherlock, deux morceaux de votre groupe préféré, deux films de votre réalisateur fétiche, et en semaine, entre deux stations de métro ou de bus.

 

Pour accompagner votre lecture : Un marque-page à l’effigie de votre idole, pour questionner votre relation avec lui/elle et vous demander si vous aimez autant Leonardo que Dominique n’aime Benedict Cumberbatch, et, accessoirement, exorciser cette folie.

 

A qui prêter / offrir (ou pas) ce livre : A mettre entre les mains de cette personne qui vous a tant assommé avec sa passion pour Sherlock, Céline Dion, Brad Pitt, ou tout autre être parfait et inaccessible de cette planète.

 

Bonnes lectures à tous !

 

 

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A propos de Cecilia Sanchez 290 Articles
Chargée de communication et rédactrice chez Booknode

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