La ponctuation fait-elle le style de l’écrivain ?

 

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Et si tout n’était qu’une affaire de points ?

 

On aime un livre pour l’intrigue, pour les personnages, ou pour le style, que l’on réduit souvent à la portée esthétique de l’ouvrage, au bien parler, à l’utilisation harmonieuse et à propos des mots, en oubliant presque tout à fait ces petites traces, points, virgules, guillemets qui témoignent de l’oralité du texte écrit. Il est bien rare, par exemple, que l’on dise : « j’ai adoré ce livre, la ponctuation était particulièrement réussie. » Pourtant, George Sand reprenant Buffon, et affirme : « On a dit le style c’est l’homme, la ponctuation est encore plus l’homme que le style. » Le rapport maniaque voire sacré de George Sand à la ponctuation lui a d’ailleurs valu quelques litiges avec des imprimeurs. Gare à ceux qui n’étaient guère prévenus que la dame était « très sensible à une virgule qui dénature une idée ».

 

Si nous nous intéressons de plus près aux anecdotes qui ponctuent – c’est le cas de le dire – l’histoire littéraire, nous nous apercevons que George Sand n’est pas une exception. Dans son livre intitulé Esthétique de la ponctuation, Isabelle Serça raconte par exemple que Rabelais se plaignait déjà, à son époque, à son éditeur, ce dernier se plaisant à modifier et à multiplier les virgules du texte initial. Cependant, c’est à partir du XVIIe siècle et avec l’apparition du roman que naît ce que l’on pourrait appeler un véritable besoin de ponctuation, doublé de la nécessité, de plus en plus impérieuse, de rendre compte de la polyphonie du texte.  Parallèlement, les philosophes et hommes de lettres de l’époque commencent à s’intéresser de manière plus approfondie à cette donnée écrite qu’est la ponctuation. Dans L’Encyclopédie de Diderot, la « Ponctuation » est même qualifiée d’art, celui « d’indiquer, dans l’écriture, par les signes reçus, la proportion des pauses que l’on doit faire en parlant. »

 

Si dans la prose la ponctuation permet de rendre compte de l’intelligibilité d’un texte par la modulation des phrases, elle peut aussi témoigner, en poésie, de l’originalité et de la duplicité d’un texte. Nous pouvons ainsi dire de certains poètes de la modernité, comme Apollinaire ou Aragon, qu’ils ont inventé et approfondi une nouvelle posture de l’écrivain à la ponctuation. Avant la publication d’Alcools, Apollinaire supprime la ponctuation de ses poèmes et décide de ne garder comme repère que les majuscules. Cette suppression volontaire amène une ambiguïté qui enrichit le texte poétique de plusieurs sens, comme l’exprime Aragon lorsqu’il dit d’un seul tenant : « J’aime les phrases qui se lisent de deux façons et sont par là riches de deux sens entre lesquels la ponctuation me forcerait à choisir ». Se dispenser de ponctuation permettrait donc aussi de renouveler le sens d’un texte.

 

Chez certains écrivains, la ponctuation révèle le style et le soutient, voire le caractérise. On évoque ainsi « la phrase proustienne », qui abonde en parenthèses et en virgules, et dont l’art de l’incise est la marque. Louis-Ferdinand Céline s’illustre, quant à lui, dans l’utilisation des points de suspension. Un article paru récemment sur le site du Monde pousse l’interrogation et pose la question suivante : « peut-on reconnaître un auteur sans aucun de ses mots, en ne disposant que de sa ponctuation ? » A l’aide d’un programme mis au point par Adam Calhoun, ancien étudiant en mathématiques, informatique et désormais en neurosciences à l’université de Princeton (Etats-Unis), l’auteur de l’article a pu isoler les mots des signes de ponctuation sur certaines pages célèbres de la littérature française.

 

Sans surprise, pour les deux exemples précédemment cités, le constat rend bien compte de la singularité de style chez Proust et Céline. Pour le premier, on dénombre non seulement moins de signes, mais une forte dominance de signes marquant l’incise : les virgules, parenthèses, et tirets apparaissent en nombre, tandis que les points sont moins fréquents, ce qui laisse penser que les phrases sont longues. Le ton est également visible. Il y a des dialogues, et des élans, également caractéristiques de la phrase proustienne, comme le confirme la présence du point d’exclamation.

 

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Extrait du « Côté de Guermantes » de Marcel Proust

 

 

Chez Céline, il y a davantage de signes de ponctuation, et cette fois-ci, une forte fréquence de points finaux. Les phrases sont plus courtes, peut-être lapidaires. Les dialogues, eux, semblent plus animés, comme le laisse supposer la présence accrue de points d’exclamation et d’interrogation. Mais c’est la forte occurrence du nombre de points de suspension qui laisse supposer avec le plus d’évidence que c’est bien face à une page signée Louis-Ferdinand Céline que se trouve le lecteur.

 

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Début de « Mort à crédit » de Louis-Ferdinand Céline

 

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A propos de Cecilia Sanchez 290 Articles
Chargée de communication et rédactrice chez Booknode

9 Comments

  1. Article intéressant mais du coup, forcément, je ne peux pas résister …

    LES GUILLEMETS
    Où placer la ponctuation finale ?
    Le point final est placé à l’intérieur des guillemets lorsque la citation forme une phrase complète débutant par une majuscule et introduite par deux-points. Il est placé à l’extérieur lorsque la citation n’est qu’un segment de phrase fondu dans le texte.
    Pierre Reverdy a dit : « Créer, c’est penser plus fortement. »
    Raymond Queneau écrivait de l’histoire qu’elle est « la science du malheur des hommes ».

    😉

  2. Cet article m’a fait sourire, il est vrai que j’ai déjà remarqué qu’un auteur utilisait un signe de ponctuation plus qu’un autre. Alors je suis d’accord que la ponctuation fait partie du style de l’auteur et que ça lui est propre.

  3. Merci pour ce texte.
    J’oublie souvent mes majuscules et ai une orthographe terrible, mais, j’aime la ponctuation et ai du mal à lire certain textes qui en font fi.
    Malheureusement, j’hésite très régulièrement sur les règles et leur utilisation.

    Merci d’ailleur à « dadoiste » pour son explication.

  4. Bonjour à tous et merci pour cet article,

    J’écris depuis maintenant environ vingt ans sous deux noms de plume, Bengano et Benjamin Nemopode (n’hésitez pas à me chercher).

    Lors de l’écriture de mon premier roman nommé Voyage(s), je voulais sa rédaction la plus parfaite possible et j’ai étudié pour cela l’art de ponctuer à l’aide d’un livre qui s’y consacrait ; notamment l’utilisation du point virgule qui demande un espace avant et après le signe comme tout signe composé de deux éléments (et qui n’est évidemment pas l’addition d’un point et d’une virgule, et dont l’usage est très subtil…).
    Casse-tête véritablement passionnant que l’utilisation de ces divers signes.
    La ponctuation est la mélodie des phrases, elle est très importante afin de rendre la lecture la plus fidèle possible à la pensée de l’auteur.
    Désormais tout ceci me vient beaucoup plus facilement, et chacune de mes œuvres a une ponctuation qui lui est particulière.

    Ceci doit sembler malheureusement sans importance et dérisoire je suppose aux tenants d’une nécessité de réformer et simplifier l’orthographe. Mais je doute que ceux ayant de telles idées destructrices ne soient des écrivains…

    Bien à vous,

    Bengano

  5. Merci beaucoup pour cet article !
    A mon goût, une bonne ponctuation est absolument nécessaire pour avoir une lecture agréable. L’usage de tous ces signes sont très importants, donc, mais aussi très délicat ! J’ai toujours des doutes, et j’entends des avis différents assez régulièrement… En tout cas, je trouve très intéressant ce comparatif de ponctuations qui permet de distinguer un auteur d’un autre… C’est là qu’on voit encore la richesse qu’on trouve dans la littérature (quel bonheur) !

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