Julien Gracq livre son journal de guerre

Les Manuscrits de guerre de Julien Gracq sont publiés. Le futur auteur du Balcon en forêt raconte comment il a vécu la débâcle.

Le 22 décembre 2007 s’éteignait Louis Poirier, et avec lui, dans la littérature en train de s’écrire, la voix de Julien Gracq.

Il était fidèle à un unique éditeur, jamais édité en livre de poche, de son vivant publié dans la Pléiade. Il a cependant légué des manuscrits à la Bibliothèque nationale de France.

Sous le titre Manuscrits de guerre, les Éditions Corti publient deux textes inédits.

Julien Gracq a vingt-neuf ans lorsqu’il est mobilisé à la fin du mois d’août 1939. Il est lieutenant au 137e régiment d’infanterie. En octobre, il rallie son bataillon en Lorraine, fait la «drôle de guerre» en Moselle, part en renfort à la frontière belge où commence « l’incroyable débâcle» militaire, pour reprendre les mots de Marc Bloch. Souvenirs de guerre est le carnet de bord, au jour le jour, des trois semaines qui vont du 10 mai 1940 en Flandres au 2 juin à quelques kilomètres de Dunkerque, où la section tombe aux mains de l’ennemi. Louis Poirier se remémore et consigne sa campagne. Il n’écrit pas à chaud mais à son retour de captivité, entre l’automne 1941 et l’été 1942. Avec des faits précis, son témoignage raconte ce que fut la défaite de l’armée française: l’aventure ubuesque d’une troupe indifférente aux événements, qui n’a aucune envie de combattre et se soumet presque de bonne grâce à l’évidente supériorité de son adversaire. Le jeune lieutenant décrit en détail l’errance zigzagante de soldats ivres, abrutis et affamés, car l’intendance ne suit pas les manœuvres incohérentes d’un commandement défaillant. Le narrateur tire un seul coup de fusil, cherche la guerre dans cette guerre que l’absence d’ordres autant que l’ennemi rapide et invisible transforment en «un genre particulier de vacances».
Le lieutenant Poirier pourtant n’est pas un officier dépassé, au contraire, on a le sentiment net qu’il est compétent. Son grand calme est une force. Le sifflement d’un obus au-dessus de sa tête ou la mort d’un soldat le laissent intact. Il n’est pas émotif et réfléchit sans confusion. Cette efficacité militaire chez un homme par ailleurs indépendant (insoumis au-dedans) contribue à la puissance du récit : intelligence et clairvoyance se conjuguent à l’humour ou la moquerie, le tout avec un recul que l’auteur note lui-même: «Je suis très détaché de cette aventure ». Son tempérament naturel se révèle déjà: observateur plutôt que participant.

Le deuxième cahier, Récit, sans titre, est une fiction élaborée à partir des faits réels consignés. Julien Gracq transmue son expérience de la guerre en fiction. Au «je» se substitue le lieutenant G., et aussitôt la clef musicale change. Avec cet écrit jumeau, à la fois transformé et copié du journal, nous pouvons éprouver au plus près le passage de la «note», plus sèche quel que soit le talent, à «l’écriture», recherche et déploiement d’un style qui, par l’expression, approfondit les sensations. Est-ce la gémellité trop grande des deux cahiers qui conduisit Gracq à ne pas les publier ? C’est Un balcon en forêt qui, en 1958, concrétisera le désir longtemps inaccompli « d’écrire quelque chose sur la guerre ».

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